LE RETAIL À LA TRAQUE DES ÉMOTIONS
Aujourd’hui, les marques ne vendent plus des produits ou des services mais une expérience globale créatrice d’émotions.
Pour le neurophysiologiste Alain Berthoz, « l’émotion régule la décision. Elle n’est pas seulement une réaction à un événement, elle participe à la manière dont on sélectionne les informations pour prendre une décision. Par ailleurs, l’émotion prépare à l’action. »
C’est la raison pour laquelle le monde du retail se sert d’outils empruntés aux neurosciences, au marketing et à la technologie, pour les combiner judicieusement dans le but de comprendre comment les consommateurs fonctionnent, jusque dans leurs inconscients, et d’en tirer parti. IA et émotions? C’est parti!
Que la traque commence !
Ce changement de paradigme signe la fin de l’ère de la possession en soi, qui ne suffit plus si elle n’est pas associée à des expériences vécues suscitant des émotions fortes. Il est important pour les marques, et plus généralement pour les retailers, de comprendre qu’il est indispensable de faire vivre des moments intenses à leurs clients. Cela doit se traduire par la transformation des points de vente en plateformes immersives où les consommateurs traversent une expérience unique et engageante.
Si la possession n’est plus l’objectif recherché, que devient alors la place du produit ?
Les marques, bien évidemment, ne vont pas s’arrêter de vendre. Au contraire.
Le produit devient ici le vecteur central permettant aux consommateurs de connecter l’expérience vécue à la marque. Telle une madeleine de Proust, il permet donc de se remémorer le moment passé sur place.
Ce sont les consommateurs eux-mêmes qui se chargeront ensuite de faire la promotion de la marque, en partageant sur leurs réseaux le contenu créatif dont ils se seront saisis, les émotions agissant comme de véritables ancrages mémoriels.
Charge aux marques de tirer parti des connaissances recueillies sur les ressentis de leurs clients pour créer des expériences positives et un climat de confiance qui permettront d’améliorer l’expérience d’achat, les services fournis par les enseignes et la fidélisation.
IA et émotions : où en est la technologie ?
De nombreuses technologies, présentes sur le marché, permettent de traquer et d’analyser les émotions des consommateurs, qu’ils soient en train de réaliser leur shopping en ligne ou en magasin. Les objets connectés, par exemple, permettent de capter un certain nombre de paramètres physiologiques.
Grâce à ses capteurs biométriques, un bracelet ou une montre connectée peut servir à recueillir des informations telles que le pouls, la température, les micro-sudations, la conductance électrique de la peau, la respiration… Ces données permettent d’avoir des indications sur le niveau de stress ou de bien-être du porteur, et donc de mieux apprécier son humeur.
Imaginons que ces données soient transmises et connues en temps réel par les enseignes dans lesquelles rentrerait un consommateur portant ce type de bracelet : les marques disposeraient ainsi d’une mine d’or !
Prenons le cas d’un consommateur stressé, parce qu’il vient pour une urgence ou parce qu’il est pressé… Le vendeur pourrait immédiatement identifier son état émotionnel et envoyer un assistant l’aider à trouver ce qu’il recherche plus rapidement.
Il devient alors facilement envisageable, avec de tels outils, d’adapter les offres de services aux états émotionnels des clients : un coup de fatigue ? Le vendeur peut ouvrir une nouvelle caisse, des cabines d’essayage, venir au contact de la personne avec des terminaux mobiles pour chercher un produit, le commander et le payer plus rapidement. Un client euphorique ? Pourquoi ne pas lui proposer des produits complémentaires ? Il sera plus enclin à poursuivre sa démarche d’achat s’il est dans un état d’esprit positif.
Il est également possible d’identifier ce qui attire ou non l’attention d’un consommateur lorsqu’il passe dans les différents rayons, et donc de mieux gérer les assortiments. Si l’état émotionnel du client face à un article passe de la joie à la tristesse, on peut penser que le prix ou la taille sont un frein, et des mesures peuvent être prises en conséquence pour comprendre et répondre à ses attentes.
La voix est un vecteur complémentaire qu’il est envisageable d’intégrer. Équipé de micros et relié à une application mobile, un bracelet connecté analyserait les émotions de son propriétaire à travers le son et les tonalités de sa voix. De la même façon, une enceinte connectée pourrait réaliser une analyse vocale dans le but de mieux recommander les produits vendus en ligne, sur la plateforme à laquelle elle est liée. C’est d’ailleurs ce sur quoi travaille aujourd’hui Amazon.
Souriez, vous êtes traqués !
D’autres solutions telles que la reconnaissance faciale, déjà bien éprouvée dans le domaine de la publicité, peuvent être utilisées pour relever l’indice émotionnel des acheteurs, notamment pour le commerce en ligne. Avec l’accord du consommateur, il est tout à fait possible d’analyser les expressions de son visage et de suivre son état émotionnel lorsqu’il navigue sur un site. En couplant ces informations avec des données de eye tracking, son parcours utilisateur et ses comportements d’achat, la marque obtient une vue à 360° de son client.
Le langage corporel peut lui aussi être analysé, à travers les miroirs dans des magasins ou les supports d’affichage digitaux qui permettent aux retailers de voir comment réagissent les consommateurs.
Plus largement, une marque, une enseigne ou un vendeur peuvent diriger les consommateurs vers leurs offres. Ainsi, une personne fatiguée marchant dans un centre commercial, pourrait recevoir une notification ou une offre d’une enseigne lui proposant un café ou lui rappelant que son produit préféré est disponible à proximité.
Est-ce bien éthique ?
Évidemment, une telle démarche pose un certain nombre de questions. En effet, si les marques et les enseignes sont en mesure d’influer sur nos choix en adaptant précisément leur réponse à notre état émotionnel, grâce à une compréhension profonde de ce que nous ressentons, se pose alors la question de savoir si nous sommes toujours libres de ces choix. Cette liberté fondamentale est-elle toujours respectée ?
La marge de manœuvre des retailers est donc étroite : si les données émotionnelles des consommateurs représentent une mine d’or, la société les regarde et les attend au tournant s’ils en font mauvais usage.
Un premier pas vers l’ambient intelligence ?
Bien que les projecteurs soient braqués sur elles, nous constatons que les marques intègrent de plus en plus l’analyse émotionnelle du consommateur dans leurs stratégies de développement produit et d’expériences insolites. L’étape suivante sera celle qui mettra vraiment l’utilisateur au centre de leurs préoccupations, en utilisant tous les moyens qui leur sont donnés pour mieux le connaître et le servir.
Nous serons bientôt plongés dans l’ambient intelligence, un environnement électronique parfaitement intégré à l’homme, omniprésent, sensible au contexte, adaptatif et anticipatif, qui percevra et répondra à nos besoins, souvent avant même que nous en ayons conscience.
Les systèmes de reconnaissance faciale, les technologies de tracking et d’analyse des émotions en feront partie. L’utilisateur sera la clé, et au centre de tout.
L’ambient-tech laisse entrevoir des possibilités qui vont au-delà de l’omnicanal, en permettant par exemple l’émergence d’assistants intuitifs multi-modaux capables d’intégrer au quotidien les habitudes consommateurs et d’envoyer des contenus et informations adaptés sans éveiller notre conscience.
Grâce aux technologies d’analyse des émotions, déjà disponibles et à venir, nous pourrons comprendre les consommateurs à un niveau beaucoup plus profond qu’aujourd’hui, et créer des expériences uniques permettant non seulement de vendre des produits, mais aussi de développer une relation forte avec une marque et une enseigne. Dans un environnement de vente au détail en évolution rapide, cette stratégie est la promesse d’un avenir prospère centré sur les besoins humains.
Une chose est sûre, les marques doivent être génératrices d’émotions pour séduire les consommateurs, puisqu’il n’y a pas de prise de décision sans émotion.
J’ai la conviction que nous verrons bientôt émerger de plus en plus de solutions captant nos ressentis. D’abord sous couvert d’une cause justifiée – santé, éducation, recherche, sécurité – puis à des fins purement commerciales : personnalisation, publicité, relations interpersonnelles…
Les marchés sont colossaux selon les domaines d’activité, et il paraît évident que nous tendons vers une mise en pratique de ces usages. Nous pourrions très vite y être confrontés, comme ce fut le cas avec le design fiction de la série Black Mirror désormais appliqué à la vie réelle.