L’ année dernière, quand les membres du collectif français Obvious ont présenté des tableaux générés par un algorithme aux galeristes parisiens, l’accueil fut plutôt circonspect. Le fait qu’une machine participe à la création artistique suscita des réactions épidermiques dans un milieu souvent conservateur.
Derrière l’innovation des trois fondateurs d’Obvious se cache un algorithme de génération d’images utilisant une technologie connue sous le nom de GAN (generative adversarial networks), développée à l’université de Montréal depuis 2014. Cette approche de programmation consiste en l’élaboration de modèles génératifs, c’est-à-dire capables de produire eux-mêmes des données.
Plus concrètement, la première partie du travail d’Obvious a consisté à nourrir le système de milliers de portraits, datant du XVe au XXe siècle, pour qu’il se familiarise avec les règles du genre. Par exemple, dans le portrait d’une personne de face, il y a deux yeux et un nez, ce qui est évident pour nous ne l’est pas pour la machine…
La seconde partie a consisté à opposer deux algorithmes : le premier (le générateur) produit des images selon ce qu’il a appris, le deuxième (le discriminateur) est censé deviner si c’est l’œuvre d’une machine ou d’un humain. Comme dans une variante du test de Turing, le but du premier est de duper le second. Quand il y arrive, on obtient un tableau qualifié « d’original ». L’une des itérations de cet algorithme a donné naissance à un tableau : « Portrait d’Edmond de Belamy ». Estimé autour de 8 000 dollars, il a été adjugé pour 432 500 dollars le 25 octobre 2018 chez Christie’s à New York.
Dans la même veine, Cambridge Consultants et NetApp ont développé un outil nommé Vincent (en référence au célèbre peintre néerlandais). Comme pour Obvious, il a été nourri de milliers d’œuvres et utilise des GAN. Mais cette fois-ci, un humain trace des traits sur un écran, charge à l’IA de les remplir avec les teintes et la patte d’un véritable artiste. L’IA devient ici un nouvel outil à disposition de l’artiste, une sorte de pinceau semi-autonome qui s’acquitterait des tâches fastidieuses à sa place.
Autour de ces cas d’usages, de nombreuses questions se dessinent : à qui revient la paternité de l’œuvre ? Les concepteurs de l’IA en sont-ils les auteurs, ou s’agit-il de l’algorithme ? Des droits d’auteur peuvent-ils être perçus pour sa reproduction ?
Au-delà des considérations juridiques, reste une question fondamentale : une IA peut-elle être qualifiée de créative ?
Avant d’essayer de répondre à cette question, il parait important de définir d’abord ce qu’on entend par créativité.
La créativité est un processus par lequel un individu ou un groupe d’individus font preuve d’imagination et d’originalité dans la manière d’associer des choses, des idées ou des situations. S’ensuit la publication d’un résultat concret qui en transforme la perception, l’usage ou la matérialité auprès d’un public donné.
Cette définition relativement large souligne une notion capitale : le témoignage.
Créer, c’est exprimer un retour d’expérience. Or, l’expérience d’un être humain est par nature unique.
Personne ne ressent les choses exactement comme nous. Personne ne transforme son ressenti exactement comme nous.
Ce que nous créons est donc unique et par essence original.
Selon moi, la machine, elle, ne crée rien, elle se nourrit d’un domaine dans lequel l’homme a une expertise, et elle trouve les mécanismes pour reproduire la démarche. Il lui faut toujours une clé d’entrée initiale : la fameuse étincelle créatrice de l’Homme.
L’IA a d’ailleurs révélé ses limites dans certaines situations ubuesques : par exemple, le scénario du film « Sunspring » (2016), généré par une IA, mais tourné et joué par des humains. La performance d’acteur est à saluer tant les répliques n’ont ni queue ni tête.
Les absurdités de langage sautent aux yeux, et le spectateur s’amuse à pointer les références, cherchant à tout prix à se raccrocher aux branches pour comprendre ce que la machine veut dire.
C’est tout l’enjeu de la création. Elle ne naît pas ex nihilo mais s’inscrit toujours dans une histoire, dans un paradigme commun. Doug Eck, chercheur chez Magenta, le programme de Google dédié à l’apprentissage automatique et aux arts, le formule ainsi : « Il manque un ingrédient crucial à l’IA, c’est d’être lié à notre culture. » Selon lui, le travail de Warhol n’aurait pas eu de sens dans la France du XVIIIe siècle, et un Botticelli n’aurait aucune originalité aujourd’hui.
Si vécu et culture s’entremêlent pour donner naissance à la créativité, il ne faut pas oublier que la préciosité d’une œuvre se mesure sur l’échelle de sa conformité à nos propres valeurs.
Le sens de l’œuvre nous échappe quand la machine ne colle pas assez à nos standards et référents historiques. Et si elle arrive à les reproduire, elle peut alors verser dans le cliché et n’avoir aucune originalité. La créativité demande une variation paradoxale qui nous est propre : susciter chez autrui quelque chose (un sentiment, une idée) qui a toujours été là, mais qui n’a jamais été exprimé.