Interview de Benoit Reillier, co-fondateur de Launchworks & Co, cabinet de conseil en stratégie qui accompagne les organisations dans le développement de modèles d’affaires innovants et co-auteur du livre « Platform Strategy ».
Les 5 plus grandes sociétés au monde en termes de capitalisation boursière sont des plateformes digitales. En quelques années Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft sont devenus les géants que l’on connaît. Dans leur sillage, des noms tels que AirBnB, Uber ou Alibaba. Et la France n’est pas en reste, avec des success stories telles que Doctolib, Meero ou BlaBlaCar.
D’ici 2025, les plateformes numériques et leurs écosystèmes pourraient représenter un tiers des revenus de nos économies. Menace ou opportunité pour les industries et acteurs historiques ? Le « modèle plateforme » est-il réservé à certains secteurs ou types d’entreprises ? Quels sont les technologies et les modèles d’organisation qui font la recette de ces succès ? Dans cette interview, Benoit Reillier nous apprend comment nous pouvons tous nous inspirer positivement de ces exemples de plateformes digitales.
Malcolm Boyd (Suricats) : Bonjour Benoit. Pour commencer, pouvez-vous nous expliquer ce qu’est une plateforme ?
Benoit Reillier : Une plateforme c’est tout d’abord un modèle d’affaires (ou business model comme disent les anglo-saxons) où les organisations créent de la valeur en attirant et en mettant en relation un grand nombre de participants pour leur permettre de faire des transactions. C’est très différent des modèles traditionnels où à partir de flux entrants de matières premières, on fabrique et on vend des produits, où tout est très linéaire, très fermé. À l’inverse, le modèle de plateforme est extrêmement ouvert. C’est celui que l’on retrouve derrière des sociétés telles que AirBnB, BlaBlaCar ou encore eBay qui, historiquement, est l’une des toutes premières plateformes digitales.
M.B. : La plateforme c’est donc un modèle de mise en relation entre des gens qui ont un produit ou un service à proposer et d’autres qui en recherchent ?
B.R. : Exactement ! Il y a le côté des producteurs et le côté des utilisateurs. Mais les deux côtés sont des participants et donc des clients de la plateforme. Contrairement aux modèles classiques, les producteurs ne sont pas des fournisseurs traditionnels car ils participent directement à la co-création de la valeur. En fait on a bien deux côtés qui cherchent à se rencontrer, et la plateforme a le rôle de structurer cet écosystème, d’attirer une masse critique de participants, de les mettre en relation et de leur permettre de faire des transactions. Cela peut être pour l’achat d’un service, d’un produit, d’une prestation. Cela peut aussi être l’échange d’un contenu, comme l’on voit beaucoup sur les réseaux sociaux. Ça peut aussi être de l’échange d’argent comme pour les plateformes de paiement ou de financement. Ça peut même être des produits digitaux, comme c’est le cas sur l’App Store d’Apple. Cela peut prendre beaucoup de formes différentes mais les principes fondamentaux sont les mêmes.
M.B. : Au début quand on pense plateforme on pense bien sûr aux gros acteurs que vous avez cités, eBay ou même Amazon, mais on se rend compte que ce modèle est en train d’envahir tous les secteurs d’activité, y compris les transports à l’instar d’un BlaBlaCar en France. Vous qui baignez quotidiennement dans le sujet avez-vous quelques exemples dans d’autres secteurs ?
B.R. : Tous les secteurs sont impactés par cette dynamique. Il y a des secteurs que l’on connaît bien et qui ont été impactés tout de suite et de manière assez brutale comme les taxis. Vous mentionnez BlaBlaCar mais ils sont nombreux dans le secteur de la mobilité : Uber et Lyft bien sûr, qui se sont mis en choc frontal avec les acteurs traditionnels d’un marché historiquement protégé par un numerus clausus, et fermé par essence. Sans concurrence, ce marché des taxis n’était ni forcément très innovant ni très efficace, ce qui a permis aux nouveaux acteurs de s’engouffrer dans la brèche.
M.B. : Quels sont les autres secteurs principalement impactés ?
B.R. : Il y aussi l’éducation, la santé, la finance, le retail, ou encore les marchés où il y avait historiquement beaucoup d’intermédiaires. En créant de la confiance, les plateformes ont pu s’installer avec beaucoup de succès. Elles sont aussi apparues sur des marchés où on ne les attendait pas forcément. Par exemple, le marché automobile. Même si la fabrication des voitures reste basée sur un modèle traditionnel de chaîne de valeur – il faut des matières premières pour fabriquer les voitures et les vendre – tous les fabricants automobiles ont réalisé que leurs débouchés allaient être de plus en plus liés à des plateformes de « partage de flottes » et qu’ils allaient devoir s’adapter. Quasiment tous les fabricants de voitures ont donc pris position en investissant dans des plateformes.
M.B. : C’est intéressant parce que d’habitude, quand on évoque les plateformes, on pense plutôt aux entreprises à forte connotation technologique. Là, vous citez l’automobile. Cela veut-il dire que les grandes entreprises traditionnelles peuvent également trouver leur propre voie, leur propre manière d’utiliser le modèle ?
B.R. : Oui, il est tout à fait possible pour une entreprise traditionnelle d’ajouter des plateformes complémentaires à ses activités pour développer un modèle hybride. C’est par exemple ce qu’un fabricant de meubles comme IKEA a décidé de faire en faisant l’acquisition de Taskrabbit, une plateforme de la gig économie que leur permet maintenant d’offrir le montage de leurs meubles à domicile par des ‘taskers’. C’est très important de comprendre ce concept, car à y regarder de près, beaucoup de sociétés tirent leurs forces de ces mélanges de modèles. Même les GAFAMs (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft – ndlr) incorporent souvent une partie de production traditionnelle dans leurs activités, que ce soit pour fabriquer leurs smartphones, leurs laptops ou du matériel comme les enceintes connectées. Mais ce qui explique le succès de ces sociétés c’est leur capacité à combiner leurs produits physiques avec leurs plateformes d’applications et de contenus. Par exemple l’App Store d’Apple est le cœur d’un écosystème qui est un vrai moteur de croissance pour la société. Apple fonctionne donc sur un modèle hybride, c’est-à-dire que la plateforme d’applications renforce les produits, qui se vendent encore mieux et attirent donc plus de développeurs renforçant ainsi davantage le puissant écosystème de la société. Pour Amazon et Alexa/Echo c’est la même logique, il y a une plateforme de contenus attachée à l’enceinte physique. L’un ne marche pas sans l’autre.
M.B. : Vous mentionnez les GAFAMs. En cette période très spéciale, où le Covid-19 teste toutes les organisations et leurs employés, beaucoup de plateformes digitales semblent continuer à fonctionner… Comment expliquez-vous cela ?
B.R. : Beaucoup de plateformes ont effectivement montré leur résilience en ces temps difficiles. D’abord, parce que ce sont souvent des organisations digital natives, ce qui leur confère une plus grande flexibilité et adaptabilité pour le travail à distance par exemple. Ensuite, parce que le modèle d’affaires des plateformes, avant tout basé sur la mise en relation de participants au sein d’un écosystème ouvert, est particulièrement résilient. Ainsi, les plateformes de produits en ligne comme eBay – avec des stocks décentralisés détenus par des tiers – continuent à fonctionner. Les plateformes de contenus comme YouTube sont aussi très sollicitées en ce moment et beaucoup de plateformes de services (livraisons, dépannage, etc.) continuent elles aussi à fonctionner alors que nombres de magasins et entreprises traditionnelles ont fermé leurs portes. Beaucoup de fournisseurs BtoB traditionnels qui ont vu leurs commandes disparaître du jour au lendemain (fournisseurs de restaurants par exemple) utilisent désormais des plateformes digitales comme nouveau canaux de distribution pour pivoter en BtoC.
M.B. : Dans un contexte de crise sanitaire et de confinement mondial, cette résilience est une force et presque une voie de sauvetage pour la population…
B.R. : Tout à fait. La résilience des plateformes aide les gouvernements à protéger leurs populations et de nombreuses discussions ont lieu dans plusieurs pays pour par exemple s’assurer que Uber Eats, Deliveroo, Glovo et d’autres puissent fonctionner et livrer des repas où ils sont nécessaires. Des prestataires comme Mirakl ont aidé le gouvernement français à mettre en place des plateformes de produits médicaux et Doctolib permet d’organiser des video consultations avec les professionnels de santé, augmentant ainsi la résilience du pays tout entier.
Cette résilience organisationnelle des ‘entreprises plateformes’ n’est pas totale, et de nombreuses plateformes nécessitant des contacts physiques comme BlaBlaCar sont impactés. Par contre la crise montre combien ces organisations sont agiles: en sept jours les équipes de BlaBlaCar ont développé et lancé la plateforme BlaBlaHelp pour permettre aux voisins de s’entraider pour les courses! En outre les plateformes qui sont exposées disposent souvent d’une structure de coût plus légère que les entreprises traditionnelles qui devrait les aider à gérer cette période d’incertitude.
M.B. : Revenons à cette idée d’organisation digital native. Quelle part la technologie joue-t-elle dans la force du développement des entreprises plateforme ?
B.R. : Quand il y a une rupture technologique, deux choses peuvent se passer : certaines entreprises vont s’approprier la nouvelle grappe technologique pour être plus performantes tout en gardant leur modèle d’affaire. Ce fut le cas avec le web au début des années 1990, ou avec la blockchain et l’intelligence artificielle aujourd’hui. Le processus d’acquisition et d’appropriation de la technologie sert, en premier niveau, à devenir plus efficace… pour fabriquer des voitures, gérer son stock, ou encore faire des projections de vente en utilisant des algorithmes d’intelligence artificielle. Mais il y a aussi un deuxième aspect : c’est de pouvoir utiliser la technologie pour opérer différemment et adopter de nouveaux modèles d’affaires innovants. Les plateformes sont nées de ce processus-là : la technologie a permis de faire émerger de nouveaux modes d’organisation. C’est ça qui est vraiment différent. Et c’est fondamental puisque ce sont ces nouveaux modes d’organisation qui permettent de libérer le potentiel des communautés qui sont à la base du modèle plateforme.
M.B. : Pouvez-vous nous donner quelques exemples particulièrement innovants que vous avez pu repérer dernièrement ?
B.R. : Il y en a beaucoup. Quasiment la moitié des sociétés naissantes et grandissantes utilise ce modèle, et parmi celles-ci, bien sûr, certaines proposent des choses innovantes. Je pense par exemple à une plateforme comme WeMaintain qui permet aux copropriétés de trouver un réparateur d’ascenseur rapidement et à un prix raisonnable en cas de panne. Il y a aussi les plateformes digitales telles que Brigad qui permettent de trouver du personnel pour les restaurants. Ce type de plateforme permet à la fois aux professionnels de la restauration de trouver de l’emploi, et aux restaurants de trouver du staff au bon moment, en cas de remplacements ponctuels pour maladie par exemple. Vu la situation actuelle, et la fermeture des restaurants, des plateformes comme Brigad sont bien sûr très impactées. En pivotant de manière agile vers la livraison de repas à domicile, en particulier pour le personnel soignant, elles montrent non seulement leur flexibilité mais aussi leur rôle social.
Le dernier exemple qui me vient à l’esprit et que je trouve intéressant, c’est un projet qui s’appelle IFynd. Cette startup entend devenir une méta-plateforme pour tout ce qui est objets perdus et objets trouvés. Quel que soit le lieu ou le pays, ils essayent d’agréger les différents types d’interlocuteurs pour donner naissance à une plateforme globale. C’est tout nouveau mais le concept est intéressant.
M.B. : Dans les trois exemples mentionnés, le dernier était plutôt orienté grand public, mais les deux premiers étaient plutôt à usage professionnel. Pour vous, l’avenir des plateformes est-il plutôt dans le BtoC ou le BtoB ?
B.R. : Dans les deux ! Même s’il est vrai qu’on ne se rend pas toujours compte de toute l’activité qui existe autour du BtoB, et pour une raison simple : le BtoB n’est visible que par les professionnels d’un secteur donné. Personnellement, je vois beaucoup de choses en BtoB au quotidien puisque presque tous les secteurs développent des plateformes. Il y a par exemple beaucoup d’initiatives dans les domaines de l’agriculture, la construction, les transports, les plateformes de talents, la santé … Certaines plateformes BtoB « horizontales » comme Amazon for Business ou Alibaba disposent d’une large gamme de produits alors que d’autres plateformes plus niches et spécialisées dites « verticales » émergent dans beaucoup d’industries pour des matières premières, des pièces détachées spécialisées, des véhicules utilitaires, etc.
M. B. : Pour une entreprise qui souhaiterait adresser le sujet, et qui se demanderait quel pourrait être le modèle plateforme adapté, quels conseils leur donneriez-vous pour bien démarrer et se poser les bonnes questions ?
B.R. : Ce que je constate, c’est que la formation des décideurs est le meilleur moyen pour commencer. Permettre aux dirigeants de prendre un petit temps de recul pour faire l’effort de bien comprendre le modèle… C’est très important d’avoir une définition claire et partagée, une compréhension des concepts sous-jacents à la plateforme telles que les notions de masse critique, d’externalité, d’effet de réseau, etc. Avoir une équipe dirigeante qui a pu s’approprier cette nouvelle logique de création de valeur est le point de départ obligé avant de pouvoir formuler une bonne stratégie.
M.B. : Et quelle serait la deuxième étape ?
B.R. : Dans un second temps, il y a une étape de réflexion, de formulation des opportunités, d’identification des menaces dans son secteur et pour son entreprise. Parfois, la réponse stratégique n’est pas forcément d’ajouter une plateforme ou de devenir une plateforme (même si dans les faits ça l’est souvent aussi…). Plus simplement, ça peut être d’identifier comment mon entreprise pourrait s’insérer dans ce nouvel écosystème, où les plateformes digitales deviennent de nouveaux canaux de distribution, de nouvelles sources d’approvisionnement, de nouveaux supports à l’innovation (open innovation)… Cela peut être aussi de s’allier ou devenir partenaire avec des plateformes existantes. Tout cela fait partie d’une stratégie plateforme holistique qu’à peu près tous les business vont devoir mettre en œuvre et adresser, puisque l’on estime qu’à horizon 2025, près de 30 % de toutes les transactions économiques se feront par l’intermédiaire de plateformes. En outre les plateformes augmentent la résilience organisationnelle.
M.B. Vous avez suivi de nombreuses plateformes ces dix dernières années, quels sont les pièges à éviter, les erreurs à ne pas commettre ?
B.R. : Souvent, les entreprises établies ont du mal lors de la phase d’investissement car leurs processus internes, très adaptés à leurs activités courantes, ne fonctionnent pas dans le cadre du développement d’un modèle de plateforme. Les modes de pensée doivent donc évoluer du mode ‘linéaire’ vers celui des ‘écosystèmes’. Nous avons également vu beaucoup de sociétés (startups ou établies) se lancer directement dans le développement logiciel avant d’avoir bien réfléchi au design business de la plateforme. C’est malheureusement bien souvent une cause d’échec. Enfin, lorsque les besoins sont bien compris, je recommande de commencer par un MVP et d’itérer. Il existe maintenant de nombreuses briques technologiques qui permettent de tester les concepts avant de se lancer dans du développement.
3 manières d’aller plus loin sur le sujet
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